Lundi 7 avril 2003

1

— Alice... dit-il en regardant ce que n'importe qui, sauf lui, aurait appelé une jeune fille.

Il avait prononcé son prénom pour lui faire un signe de connivence mais sans parvenir à créer chez elle la moindre faille. Il baissa les yeux vers les notes jetées au fil de la plume par Armand au cours du premier interrogatoire : Alice Vandenbosch, 24 ans. Il tenta d'imaginer à quoi pouvait normalement ressembler une Alice Vandenbosch de 24 ans. Ça devait être une fille jeune, au visage long, aux cheveux châtain clair, avec un regard droit. Il leva les yeux et ce qu'il vit lui sembla parfaitement improbable. Cette fille ne se ressemblait pas à elle-même : des cheveux, autrefois blonds, plaqués sur le crâne, avec de longues racines sombres, une blancheur de malaise, un large hématome violacé sur la pommette gauche, un mince filet de sang séché au coin de la lèvre... et pour les yeux, hagards et fuyants, plus rien d'humain que la peur, une terrible peur qui lui provoquait encore des frissons comme si elle était sortie sans manteau un jour de neige. Elle tenait son gobelet de café à deux mains, comme la rescapée d'un naufrage.D'ordinaire, la seule entrée de Camille Verhœven provoquait des réactions chez les plus impavides. Mais avec Alice, rien. Alice était enfermée en elle-même, frissonnante.

Il était 8 h 30 du matin.

Dès son arrivée à la Brigade criminelle, quelques minutes plus tôt, Camille s'était senti fatigué. Le dîner de la veille s'était achevé sur le coup de 1 heure du matin. Des gens qu'il ne connaissait pas, des amis d'Irène. Ça causait télévision, ça racontait des anecdotes que Camille aurait trouvées plutôt drôles d'ailleurs, si en face de lui ne s'était tenue une femme qui lui rappelait terriblement sa mère. Pendant tout le repas, il avait lutté pour s'arracher à cette image mais vraiment, c'était le même regard, la même bouche et les mêmes cigarettes, enchaînées les unes aux autres. Camille s'était retrouvé vingt ans en arrière, à l'époque bénie où sa mère sortait encore de son atelier en blouse maculée de couleurs, la cigarette aux lèvres, les cheveux en bataille. À l'époque où il venait encore la regarder travailler. Forte femme. Solide et concentrée, avec un coup de pinceau un peu rageur. Vivant tellement dans sa tête qu'elle semblait parfois ne pas s'apercevoir de sa présence. Des moments longs et silencieux où il adorait la peinture et pendant lesquels il observait chaque geste comme s'il était la clé d'un mystère qui l'aurait concerné personnellement. C'était avant. Avant que les milliers de cigarettes que grillait sa mère lui déclarent une guerre ouverte, mais bien après qu'elle entraîne l'hypotrophie fœtale qui avait signé la naissance de Camille. Du haut de son mètre quarante- cinq définitif, Camille ne savait pas, à cette époque, ce qu'il haïssait le plus, de cette mère empoisonneuse qui l'avait fabriqué comme une pâle copie d'un Toulouse-

Lautrec seulement moins difforme, de ce père calme et impuissant qui regardait sa femme avec une admiration de faible ou de son propre reflet dans la glace : déjà homme à seize ans et comme jamais fini. Pendant que sa mère entassait les toiles dans son atelier, que son père, éternellement silencieux, gérait son officine, Camille faisait son apprentissage de petit en vieillissant comme les autres, cessait de s'acharner à se tenir sur la pointe des pieds, s'habituait à regarder les autres par en dessous, renonçait à essayer d'atteindre les étagères sans tirer d'abord une chaise, aménageait son espace personnel à la hauteur d'une maison de poupée. Et cette miniature d'homme regardait, sans réellement les comprendre, les immenses toiles que sa mère devait faire sortir en rouleaux pour les emmener chez les galeristes. Parfois sa mère disait : « Camille, viens me voir... » Assise sur le tabouret, elle passait sa main dans ses cheveux, sans rien dire, et Camille savait qu'il 1 ' aimait, pensait même que j amais il n ' aimerait personne d'autre.

Ça, c'était encore la bonne époque, pensait Camille pendant le repas, en regardant la femme en face de lui qui riait aux éclats, buvait peu et fumait comme quatre. Avant que sa mère ne passe ses journées à genoux au pied de son lit, la joue posée sur les couvertures, dans la seule position où le cancer lui concédait un peu de répit. La maladie l'avait mise à genoux. Et ces moments étaient les premiers où leurs regards, devenus impénétrables l'un à l'autre, pouvaient se croiser à la même hauteur. À cette époque-là, Camille dessinait beaucoup. De longues heures passées dans l'atelier de sa mère, maintenant déserté. Quand il se décidait enfin à entrer dans sa chambre, il y trouvait son père qui passait l'autre moitié de sa vie à genoux lui aussi, lové contre sa femme, lui tenant les épaules, sans rien dire, respirant au même rythme qu'elle. Camille était seul. Camille dessinait. Camille passait le temps et attendait.

Quand il était entré à la faculté de droit, sa mère pesait le poids d'un de ses pinceaux. Lorsqu'il revenait à la maison, son père semblait enveloppé du lourd silence de la douleur. Et tout ça avait traîné. Et Camille penchait son corps d'éternel enfant sur des textes de loi en attendant la fin.

C'était arrivé un jour comme ça, en mai. On aurait dit un coup de téléphone anonyme. Son père avait simplement dit : « Il faudrait que tu rentres » et Camille avait soudain eu la certitude qu'il allait maintenant devoir vivre seul avec lui-même, qu'il n'y aurait plus personne.

À quarante ans, ce petit homme au visage long et marqué, chauve comme un œuf, savait qu'il n'en était rien, depuis qu'Irène était entrée dans sa vie. Mais avec toutes ces visions du passé, vraiment, cette soirée lui avait semblé épuisante.

Et puis il ne digérait pas le gibier.

C'est à peu près à l'heure où il apportait à Irène le plateau du petit déjeuner qu'Alice avait été ramassée boulevard Bonne-Nouvelle par une patrouille de quartier.

Camille glissa de sa chaise et passa dans le bureau d'Armand, un homme maigre, avec de grandes oreilles et d'une radinerie d'anthologie.

—    Dans dix minutes, dit Camille, tu viens m'annon- cer qu'on a retrouvé Marco. Dans un sale état.

—    Retrouvé... ? Où ça? demanda Armand.

—    J'en sais rien, débrouille-toi.

Camille regagna son bureau à petites enjambées pressées. Bon, reprit-il en s'approchant d'Alice. On va reprendre tout ça tranquillement, depuis le début.

Il était debout, face à elle, leurs regards presque à la même hauteur. Alice sembla sortir de sa torpeur. Elle le regardait comme si elle le voyait pour la première fois et elle dut sentir, avec plus de vivacité que jamais, l'absurdité du monde en se rendant compte qu'elle, Alice, rouée de coups deux heures plus tôt, l'estomac en capilotade, se retrouvait soudain à la Brigade criminelle face à un homme d'un mètre quarante-cinq, qui lui proposait de tout reprendre à zéro comme si elle n'était pas déjà à zéro.

Camille passa derrière son bureau et prit machinalement un crayon parmi la dizaine que contenait un pot en pâte de verre, cadeau d'Irène. Il leva les yeux vers Alice. Vraiment, Alice n'était pas laide. Jolie plutôt. Des traits fins un peu incertains, que la négligence et les nuits blanches avaient déjà en partie ruinés. Une pietà. Elle ressemblait à un faux vestige antique.

—    Tu travailles pour Santeny depuis quand? demanda-t-il en esquissant d'un trait le galbe de son visage sur un bloc.

—    Je travaille pas pour lui !

—    Bien, disons depuis deux ans. Tu travailles pour lui et il t'approvisionne, c'est ça?

—    Non.

—    Et toi, tu crois qu'il y a un peu d'amour dans tout ça? C'est ce que tu penses?

Elle le fixa. Il lui sourit puis se concentra de nouveau sur son dessin. Il y eut un long silence. Camille se rappela une phrase que disait sa mère : « C'est toujours le cœur de l'artiste qui bat dans le corps du modèle. »

Sur le carnet, une autre Alice émergea bientôt en quelques coups de crayon, plus jeune encore que celle- ci, aussi douloureuse mais sans ecchymose. Camille leva les yeux vers elle et sembla prendre une décision. Alice le regarda tirer une chaise près d'elle et sauter dessus comme un enfant, les pieds ballant à trente centimètres du sol.

—    Je peux fumer? demanda Alice.

—            Santeny s'est mis dans un beau merdier, dit Camille comme s'il n'avait rien entendu. Tout le monde le cherche. Tu es bien placée pour le savoir, ajoutat-il en désignant ses ecchymoses. Sont pas commodes, hein? Il vaudrait mieux qu'on le trouve en premier, tu ne crois pas ?

Alice semblait hypnotisée par les pieds de Camille qui se balançaient comme un pendule.

—            Il n'a pas assez de relations pour s'en tirer. Je lui donne deux jours, dans le meilleur des cas. Mais toi non plus, tu n'as pas assez de relations, ils vont te retrouver... Où est Santeny ?

Petit air buté, comme ces enfants qui savent qu'ils font une bêtise et qui la font quand même.

—            Bon, eh bien, je vais te relâcher, dit Camille comme s'il se parlait à lui-même. La prochaine fois que je te verrai, j'espère que ça ne sera pas au fond d'une poubelle.

C'est à ce moment qu'Armand décida d'entrer.

—           On vient de retrouver Marco. Vous aviez raison, il est dans un sale état.

Camille, faussement surpris, regarda Armand.

—     Où ça?

—     Chez lui.

Camille regarda son collègue d'un air navré : Armand restait économe jusque dans son imaginaire.

—           Bon. Alors on peut libérer la petite, conclut-il en sautant de sa chaise.

Un petit vent de panique, puis :

—     Il est à Rambouillet, lâcha Alice dans un souffle.

—     Ah, fit Camille d'une voix neutre.

—     Boulevard Delagrange. Au 18.

—            Au 18, répéta Camille, comme si le fait de dire ce simple numéro le dispensait de remercier la jeune femme.

Alice, sans autorisation, sortit de sa poche un paquet de cigarettes froissé et en alluma une.

—     C'est mauvais de fumer, dit Camille.

2

Camille faisait signe à Armand d'envoyer rapidement une équipe sur place lorsque le téléphone sonna.

À l'autre bout de la ligne, Louis semblait essoufflé. Voix courte.

—     On est saisis à Courbevoie...

—            Raconte... demanda laconiquement Camille en saisissant un stylo.

—            C'est un coup de fil anonyme qui nous a prévenus ce matin. Je suis sur place. C'est... comment dire...

—            Essaie toujours, on verra bien, coupa Camille, un peu agacé.

—            Une horreur, lâcha Louis. Sa voix était altérée. Un carnage. Pas du genre habituel, si vous voyez ce que je veux dire...

—     Pas très bien, Louis, pas très bien...

Ça ne ressemble à rien que je connaisse...Sa ligne étant occupée, Camille fit le déplacement jusqu'au bureau du commissaire Le Guen. Il frappa un petit coup sur la porte et n'attendit pas la réponse. Il avait ses entrées.

Le Guen était un grand gaillard qui, faisant régime sur régime depuis vingt ans sans jamais perdre un gramme, avait acquis par là un fatalisme vaguement épuisé qui se lisait sur son visage et sur toute sa personne. Camille lui avait vu, au fil des années, adopter peu à peu l'attitude d'une sorte de roi déchu, prenant des airs accablés et posant sur le monde un regard généralement maussade. Dès les premiers mots, Le Guen interrompit Camille par principe en lui disant que, dans tous les cas, « il n'avait pas le temps ». Mais au vu des premiers éléments que Camille lui livra, il décida tout de même de faire le déplacement.

4

Au téléphone, Louis avait dit : « Ça ne ressemble à rien que je connaisse... » et Camille n'aimait pas ça, son adjoint n'étant pas du genre catastrophiste. Il était même parfois d'un optimisme agaçant et Camille n'attendait rien de bon de ce déplacement imprévu. Tandis que défilaient les boulevards périphériques, Camille Verhœven ne put s'empêcher de sourire en pensant à Louis.Louis était blond, avec une raie sur le côté et cette mèche un peu rebelle qu'on remonte d'un mouvement de tête ou d'une main négligente mais experte et qui appartient génétiquement aux enfants des classes privilégiées. Au fil du temps, Camille avait appris à distinguer les différents messages que véhiculait la remontée de la mèche, véritable baromètre des affects de Louis. Dans sa version « main droite », la remontée de la mèche couvrait la gamme allant de « Soyons correct » à « Ça ne se fait pas ». Dans la version « main gauche », elle signait l'embarras, la gêne, la timidité, la confusion. Quand on regardait bien Louis, il n'était pas du tout difficile de l'imaginer en premier communiant. Il en avait encore toute la jeunesse, toute la grâce, toute la fragilité. En un mot, physiquement, Louis était quelqu'un d'élégant, de mince, de délicat, de profondément agaçant.

Mais surtout, Louis était riche. Avec tout l'attirail des vrais riches : une certaine manière de se tenir, une certaine manière de parler, d'articuler, de choisir ses mots, bref avec tout ce qui sort du moule de l'étagère du haut étiquetée « Gosse-de-riche ». Louis avait d'abord fait des études brillantes (un peu de droit, d'économie, de l'histoire de l'art, de l'esthétique, de la psychologie), se laissant porter au gré de ses envies, toujours brillant, cultivant le travail universitaire comme un art d'agrément. Et puis quelque chose s'était passé. A ce qu'en avait compris Camille, ça tenait de la nuit de Descartes et de la muflée historique, un mélange d'intuition raisonnable et de whisky pur malt. Louis s'était vu continuer sa vie ainsi, dans son superbe six pièces du IXe arrondissement, avec les tonnes de livres d'art sur les étagères, la vaisselle signée dans les commodes en marqueterie, les loyers des appartements qui tombaient avec encore plus de sécurité qu'un salaire de haut fonctionnaire, les séjours à Vichy chez maman, des habitudes dans tous les restaurants du quartier, et par-dessus tout ça une contradiction interne aussi étrange que soudaine, un vrai doute existentiel que n'importe qui, sauf Louis, aurait résumé en une phrase : « Mais qu'est-ce que je fous ici ? »

Selon Camille, trente ans plus tôt, Louis serait devenu un révolutionnaire d'extrême gauche. Mais à cette heure-là l'idéologie ne constituait déjà plus une alternative. Louis haïssait la religiosité et donc le bénévolat et la charité. Il chercha ce qu'il pourrait faire, un lieu de misère. Et tout à coup tout lui sembla clair : il entrerait dans la police. Dans la police criminelle. Louis ne doutait jamais de rien - cette qualité ne figurait pas dans son héritage familial - et il avait assez de talent pour que la réalité ne le démente pas trop souvent. Il passa des concours, il entra dans la police. Sa décision tenait à la fois de l'envie de servir (pas de Servir, non, simplement de servir à quelque chose), de la crainte d'une vie qui allait vite tourner à la monomanie, et peut-être du règlement de la dette imaginaire qu'il pensait avoir contractée vis-à-vis de la classe populaire pour n'être pas né dans ses rangs. Sitôt ses examens passés, Louis s'était trouvé plongé dans un univers bien éloigné de ce qu'il avait imaginé : rien de la propreté anglaise d'Agatha Christie, de la réflexion méthodique de Conan Doyle, mais des bouges crapoteux avec des filles rouées de coups, des dealers vidés de leur sang dans les poubelles de Barbès, des coups de couteau entre camés, des chiottes puantes où on retrouvait ceux qui avaient échappé au cran d'arrêt, des pédés qui vendaient leur micheton pour une ligne et des michetons qui tarifaient la pipe à cinq euros après 2 heures du matin. Au début, ç'avait été pour Camille un vrai spectacle que de voir Louis, avec sa frange blonde, le regard affolé mais l'esprit clair, vocabulaire vissé jusqu'au col, faisant des rapports, des rapports et encore des rapports, Louis qui continuait, flegmatique, à recueillir des dépositions spontanées dans des cages d'escalier pisseuses et hurlantes, près du cadavre d'un mac de 13 ans lardé à coups de machette sous le regard de sa mère, Louis qui rentrait à 2 heures du matin dans son 150 m2 de la rue Notre-Dame-de-Lorette et s'écroulait tout habillé sur son canapé en velours, sous une eau-forte de Pavel, entre sa bibliothèque signée et la collection d'améthystes de son défunt père.

Lorsqu'il était arrivé à la Brigade criminelle, le commandant Verhœven n'avait pas ressenti une sympathie spontanée pour ce jeune homme propret, lisse, au débit affecté et que rien n'étonnait. Les autres officiers du groupe, qui appréciaient modérément de partager leur quotidien avec un golden boy, ne lui avaient pas épargné grand-chose. En moins de deux mois, Louis avait connu à peu près tous les coups tordus qui constituaient le stock des plaisanteries de bizuth que tous les corps sociaux cultivent pour se venger de ne pouvoir recruter par cooptation. Louis avait subi tout cela avec des sourires gauches, sans jamais se plaindre.

Camille Verhœven avait su distinguer, plus tôt que les autres, la graine d'un bon flic chez ce garçon inattendu et intelligent mais, sans doute par un réflexe de confiance pour la sélection darwinienne, il avait choisi de ne pas intervenir. Louis, avec une morgue assez britannique, lui en sut gré. Un soir, en sortant, Camille l'avait vu se précipiter au bistrot d'en face et avaler coup sur coup deux ou trois alcools forts, et il lui revint la scène où Luke « la main froide », totalement sonné, incapable de boxer, ivre de coups, continue de se relever et de se relever sans cesse, jusqu'à décourager le public et épuiser l'énergie même de son adversaire. De fait, ses collègues se calmèrent devant l'application que Louis mettait à son travail et ce quelque chose d'étonnant qu'il y avait chez lui et qui devait s'appeler la bonté ou quelque chose comme ça. Au fil des années, Louis et Camille s'étaient en quelque sorte reconnus dans leurs différences, et comme le commandant jouissait d'une autorité morale incontestable sur son groupe, personne ne trouva étonnant que le gosse de riche devienne progressivement son plus proche collaborateur. Camille avait toujours tutoyé Louis, comme il tutoyait toute son équipe. Mais au fil du temps et des mutations, Camille s'était rendu compte que seuls les plus anciens continuaient de le tutoyer. Et les plus jeunes étant maintenant devenus les plus nombreux, Camille se sentait parfois comme l'usurpateur d'un rôle de patriarche qu'il n'aurait jamais réclamé. Il était vouvoyé comme un commissaire et savait très bien que cela ne tenait pas à sa position dans la hiérarchie. Plutôt à l'embarras spontané que beaucoup ressentaient devant sa petite taille, comme une manière de compenser. Louis aussi le vouvoyait mais Camille savait que sa motivation était différente : c'était un réflexe de classe. Les deux hommes n'étaient jamais devenus des amis, mais ils s'estimaient, ce qui constituait pour chacun d'eux la meilleure garantie d'une collaboration efficace.

5

Camille et Armand, suivis par Le Guen, arrivèrent au 17 de la rue Félix-Faure à Courbevoie un peu après 10 heures. Une friche industrielle.Une petite usine désaffectée occupait le centre de l'espace, comme un insecte mort, et ce qui avait dû être des ateliers était en voie d'aménagement. Quatre d'entre eux, maintenant achevés, juraient comme des bungalows exotiques dans un paysage de neige. Ils étaient tous les quatre crépis de blanc, avec des fenêtres en aluminium, des toits vitrés à panneaux coulissants, laissant deviner des espaces immenses. L'ensemble gardait une tonalité d'abandon. Il n'y avait aucune autre voiture que celles de la Maison.

On accédait à l'appartement par deux marches. Camille aperçut Louis de dos, appuyé au mur d'une main, bavant au-dessus d'un sac plastique qu'il maintenait contre sa bouche. Il le dépassa, suivi de Le Guen et de deux autres officiers du groupe, et entra dans la pièce largement illuminée par des projecteurs. Lorsqu'ils arrivent sur les lieux d'un crime, inconsciemment, les plus jeunes cherchent des yeux l'endroit où se trouve la mort. Les plus chevronnés cherchent la vie. Mais ici, pas moyen. La mort avait pris toute la place, jusque dans le regard des vivants, mêlé d'incompréhension. Camille n'eut pas le temps de s'interroger sur cette curieuse atmosphère, son champ de vision fut aussitôt intercepté par une tête de femme clouée au mur.

Il n'avait pas fait trois pas dans la pièce que son regard avait déjà embrassé un spectacle que le pire de ses cauchemars eût été incapable d'inventer, des doigts arrachés, des flots de sang coagulé, tout ça dans une odeur d'excréments, de sang séché et d'entrailles vidées. Immédiatement lui vint le souvenir du Saturne dévorant ses enfants de Goya dont il revit un instant le visage affolé, les yeux exorbités, la bouche écarlate, la folie, l'absolue folie. Quoiqu'il fut l'un des plus expérimentés des hommes qui se trouvaient ici, il eut aussitôt

envie de faire demi-tour vers le palier où Louis, sans regarder personne, tendait à bout de bras un sac plastique comme un mendiant affirmant son hostilité pour le monde.

—     C'est quoi ce bordel...

Le commissaire Le Guen avait dit ça pour lui-même et la phrase était tombée dans un vide total.

Louis seul l'avait entendue. Il s'approcha en s'essuyant les yeux.

—           Je n'en sais rien, dit-il. Je suis entré, je suis sorti aussitôt... J'en suis là...

Armand, du milieu de la pièce, se retourna vers les deux hommes d'un air hébété. Il essuya ses mains moites sur son pantalon pour prendre une contenance.

Bergeret, le responsable de l'Identité, arriva à la hauteur de Le Guen.

—    Il me faut deux équipes. Ça va être long.

Et il ajouta, ce qui n'était pas dans ses manières :

—    C'est pas commun, comme truc...

Ça n'était pas commun.

—           Bon, je te laisse, dit Le Guen en croisant Maleval qui venait d'arriver et qui ressortit aussitôt en se tenant la bouche à deux mains.

Camille fit alors signe au reste de son équipe que l'heure des braves avait sonné.

Il était difficile de se faire une idée exacte de l'appartement avant... tout « ça ». Parce que « ça » avait maintenant envahi la scène et qu'on ne savait plus où donner du regard. Par terre, sur la droite, gisaient les restes d'un corps éventré dont les côtes cassées traversaient une poche rouge et blanche, sans doute un estomac, et un sein, celui qui n'avait pas été arraché, mais c'était assez difficile à dire du fait que ce corps de femme - ce point-là était certain - était couvert d'excréments qui recouvraient partiellement d'innombrables marques de morsures. Juste en face, sur la gauche, se trouvait une tête (de femme, une autre) aux yeux brûlés, au cou étrangement court comme si la tête était entrée dans les épaules. La bouche béante débordait des tubes blancs et roses de la trachée et des veines qu'une main avait dû aller chercher au tréfonds de la gorge pour les en extirper. En face d'eux, avait été abandonné le corps auquel cette tête peut-être, à moins que ce ne fût l'autre, avait jadis appartenu, corps en partie dépiauté à partir de coupures profondes faites dans la peau et dont le ventre (ainsi que le vagin) offrait des trous profonds, très circonscrits, sans doute pratiqués à l'aide d'un acide liquide. La tête de la seconde victime avait été clouée au mur, par les joues. Camille passa en revue ces détails, sortit un calepin de sa poche mais l'y replaça aussitôt comme si la tâche était si monstrueuse que toute méthode était inutile, tout plan voué à l'échec. Il n'y a pas de stratégie face à la cruauté. Et pourtant, c'est pour ça qu'il était là, face à ce spectacle sans nom. On s'était servi du sang encore liquide d'une des victimes pour écrire en lettres immenses sur le mur : JE SUIS RENTRÉ. Il avait fallu, pour cela, utiliser beaucoup de sang, les longues coulées au pied de chaque lettre en témoignaient. Les lettres avaient été écrites avec plusieurs doigts, tantôt rassemblés, tantôt séparés et l'inscription, de ce fait, semblait vue par un regard troublé. Camille enjamba un demi-corps de femme et s'approcha du mur. A la fin de l'inscription, un doigt avait été apposé sur le mur, avec une application délibérée. Chaque détail de l'empreinte était net, parfaitement circonscrit, une empreinte identique à une ancienne carte d'identité lorsque le flic de service vous écrasait le doigt sur le carton déjà jaune en le faisant tourner dans tous les sens.

Un flot de sang avait éclaboussé les murs jusqu'au plafond.

Camille eut besoin de plusieurs minutes pour reprendre ses esprits. Il lui serait impossible de penser tant qu'il resterait dans ce décor parce que tout ce qu'on y voyait représentait un défi à la pensée.

Une dizaine de personnes travaillaient maintenant dans l'appartement. Comme dans une salle d'opération, il règne souvent sur les lieux d'un crime une atmosphère qu'on jugerait détendue. On y plaisante volontiers. Camille détestait ça. Certains techniciens épuisaient leur monde par des blagues, le plus souvent à caractère sexuel, et semblaient jouer la distance comme d'autres jouent la montre. Cette attitude est propre aux métiers où les hommes sont en majorité. Un corps de femme, même morte, évoque toujours un corps de femme et au regard d'un technicien habitué à dépouiller la réalité du drame, une suicidée reste « une belle fille » quand bien même son visage est bleui ou gonflé comme une outre. Mais il régnait ce jour-là, dans le loft de Courbevoie, une autre atmosphère. Ni recueillie ni compatissante. Calme et lourde comme si les plus malins étaient soudain pris de court, se demandant ce qu'il pourrait y avoir de léger à dire à propos d'un corps éventré sous le regard inhabité d'une tête clouée au mur. Alors on prenait des mesures en silence, on prélevait calmement des échantillons, on braquait des projecteurs pour prendre des clichés dans un silence vaguement religieux. Armand, malgré son expérience, arborait un visage d'une pâleur presque surnaturelle, enjambait les scotchs tendus par l'Identité avec une lenteur de cérémonie et semblait craindre qu'un de ses gestes ne réveille soudainement la fureur dans laquelle baignait encore le lieu. Quant à Maleval, il continuait de vomir tripes et boyaux dans son sac plastique entre deux tentatives pour rejoindre l'équipe mais retournait aussitôt sur ses pas, suffoquant, littéralement asphyxié par les odeurs d'excréments et de chair dépecée.

L'appartement était très vaste. Malgré le désordre, on voyait que la décoration avait été étudiée. Comme dans bien des lofts, l'entrée donnait directement dans le salon, une pièce immense aux murs de ciment peint en blanc. Celui de droite était recouvert d'une reproduction photographique de dimension gigantesque. Un recul maximum était nécessaire pour percevoir la forme d'ensemble. C'était une photo que Camille avait déjà croisée ici et là.

Il tentait de s'en souvenir, le dos collé à la porte d'entrée.

— Un génome humain, dit Louis.

C'était ça. Une reproduction de la carte d'un génome humain, retravaillée par un artiste, rehaussée à l'encre de Chine et au fusain. Une large baie vitrée donnait sur la banlieue pavillonnaire, au loin, derrière un rideau d'arbres qui n'avaient pas encore eu le temps de pousser. Une fausse peau de vache était fixée sur un mur, large bande de cuir rectangulaire avec des taches noires et blanches. Sous le cuir de vache, un canapé de cuir noir d'une dimension extraordinaire, un canapé hors nonne, peut-être même fabriqué à la dimension exacte du mur, allez savoir quand vous n'êtes pas chez vous, que vous êtes dans un autre monde où l'on colle au mur des photographies géantes du génome humain et où l'on coupe en morceaux des filles après leur avoir vidé le ventre... Par terre, devant le canapé, un numéro d'une revue intitulée Gentlemen \s Quaterly. A droite, un bar plutôt bien approvisionné. À gauche, sur une table basse, un téléphone avec répondeur. À côté, sur une console de verre fumé, une télévision grand écran.

Armand s'était agenouillé devant l'appareil. Camille, qui, du fait de sa taille, n'en avait jamais l'occasion, posa sa main sur son épaule et dit :

—     Fais voir ça, en désignant le magnétoscope.

La cassette était rembobinée. On vit un chien, un berger allemand, coiffé d'une casquette de base-bail, en train de peler une orange en la tenant entre ses pattes et d'en manger les quartiers. Ça ressemblait à une de ces émissions imbéciles de vidéo-gag, avec des plans très amateurs, des cadrages prévisibles et brutaux. Dans le coin du bas à droite, le logo « US-gag » avec une minuscule caméra dessinée en train de sourire à belles dents.

Camille dit :

—     Laisse courir, on ne sait jamais...

Et il s'intéressa au répondeur. La musique qui précédait le message semblait choisie en fonction des goûts du moment. Quelques années plus tôt, c'eût été le Canon de Pachelbel. Camille crut reconnaître Le Printemps de Vivaldi.

—    L 'Automne, murmura Louis, concentré, le regard rivé au sol. Puis: «Bonsoir! (Voix d'homme, ton cultivé, articulation soignée, la quarantaine peut-être, diction bizarre.) J'en suis désolé mais à l'heure où vous appelez, je suis à Londres. (Il lit son texte, une voix un peu haute, nasillarde.) Laissez-moi un message après le signal sonore (un peu haute, sophistiquée, homosexuel?), je vous rappelle dès mon retour. À bientôt. »

—     Il utilise un brouilleur de son, lâcha Camille.

Et il s'avança vers la chambre.

Une vaste penderie recouverte de miroirs occupait tout le mur du fond. Le lit était lui aussi couvert de sang et d'excréments. Le drap du dessous, écarlate, avait été tiré et roulé en boule. Une bouteille vide de Corona gisait au pied du lit. À sa tête, un énorme lecteur de CD portable et des doigts coupés disposés en corolle. Près du lecteur, écrasée d'un coup de talon sans doute, la boîte ayant contenu un CD des Traveling Wilburys. Au-dessus du lit japonais, très bas et sans doute très dur, était tendue une peinture sur soie dont les geysers de rouge allaient très bien dans le tableau. Pas d'autres vêtements qu'une série de paires de bretelles curieusement nouées ensemble. Camille jeta un coup d'œil de biais dans la penderie que l'Identité avait laissée entrouverte : rien d'autre qu'une valise.

—    Quelqu'un a regardé là-dedans? interrogea Camille à la cantonade.

On répondit « Pas encore » d'un ton dépourvu d'émotion. « Visiblement, je les emmerde », pensa Camille.

Il se pencha près du lit, pour déchiffrer l'inscription portée sur une pochette d'allumettes jetée au sol : Palio's, en lettres penchées, rouges sur fond noir.

—     Ça te dit quelque chose ?

—    Non, rien.

Camille appela Maleval mais, voyant le visage décomposé du jeune homme se dessiner timidement au chambranle de la porte d'entrée, il lui fit signe de rester dehors. Ça attendrait.

La salle de bains était uniformément blanche, à l'exception d'un mur recouvert d'un papier peint imprimé dalmatien. La baignoire était, elle aussi, couverte de traces de sang. Au moins une des filles était soit montée, soit sortie de là dans un piteux état. L'évier semblait avoir été utilisé pour laver quelque chose, les mains des meurtriers peut-être.

Maleval fut chargé d'aller rechercher le propriétaire de l'appartement puis, accompagné de Louis et d'Armand, Camille ressortit, laissant les techniciens achever de prendre leurs notes et leurs repères. Louis sortit un de ces petits cigares qu'en présence de Camille il s'interdisait d'allumer au bureau, en voiture, au restaurant, bref à peu près partout sauf dehors.

Côte à côte, les trois hommes regardèrent en silence la zone immobilière. Échappés soudainement de l'épouvante, ils semblèrent trouver au décor sinistre de l'endroit quelque chose de rassurant, de vaguement humain.

—    Armand, tu vas commencer à faire les environs, dit enfin Camille. On t'envoie Maleval dès son retour. Vous la jouez discret, hein... On a assez d'emmer- dements comme ça.

Armand fit un signe d'assentiment mais son œil reluquait la petite boîte de cigares de Louis. Il lui tapait son premier cigare de la journée lorsque Bergeret sortit les rejoindre.

—     Il faudra du temps.

Puis il tourna les talons. Bergeret avait commencé sa carrière dans l'armée. Style direct.

—     Jean ! appela Camille.

Bergeret se retourna. Beau visage obtus, l'air de qui sait camper sur ses positions et s'arc-bouter sur l'absurdité du monde.

—     Priorité absolue, dit Camille. Deux jours.

—     Sûrement, tiens ! lâcha l'autre en lui tournant résolument le dos.

Camille se retourna vers Louis et fit un geste résigné.

—     Des fois, ça marche...

6

Le loft de la rue Félix-Faure avait été aménagé par une société spécialisée en investissement immobilier, la SOGEFI.

11 h 30, quai de Valmy. Bel immeuble, en face du canal, avec de la moquette marbrée partout, du verre partout et une hôtesse avec des seins partout. La carte de la PJ, un rien d'affolement, puis l'ascenseur, re-moquette marbrée (couleurs inversées), la porte à double battant d'un bureau immense, une gueule d'empeigne du nom de Cottet, asseyez-vous, sûr de soi, vous êtes sur mon territoire, en quoi puis-je vous rendre service mais je n'ai pas beaucoup de temps à vous consacrer.

En fait, Cottet ressemblait à un château de cartes. Il était de ces hommes qu'un rien peut ébranler. Grand, il donnait l'impression d'habiter une carcasse d'emprunt. Il était visiblement habillé par sa femme qui avait son idée sur le bonhomme et pas la meilleure. Elle l'imaginait en chef d'entreprise dominateur (costume gris clair), décideur (chemise à fines rayures bleues) et pressé (chaussures italiennes à bouts pointus) mais concédait qu'il n'était, somme toute, qu'un cadre moyen un rien m'as-tu-vu (cravate voyante) et passablement vulgaire (chevalière en or et boutons de manchettes assortis). Lorsqu'il vit Camille débarquer dans son bureau, il échoua lamentablement à son examen de passage en haussant les sourcils d'un air de surprise, se reprit et fit comme si de rien n'était. La plus mauvaise solution, selon Camille, qui les connaissait toutes.

Cottet était de ceux qui voient la vie comme une affaire sérieuse. Il y avait les affaires dont il pouvait dire « c'est du billard », celles qu'il déclarait « épineuses » et enfin les « sales affaires ». À la simple vue du visage de Camille, il comprit que la circonstance présente allait échapper à ses catégories.

C'est souvent Louis, dans ces cas-là, qui prenait l'initiative. Louis était patient. Louis était très pédagogue parfois.

—    Nous avons besoin de savoir par qui et dans quelles conditions cet appartement a été occupé. Et c'est assez urgent, évidemment.

—    Évidemment. De quel appartement s'agit-il?

—     17 rue Félix-Faure, à Courbevoie.

Cottet pâlit.

—    Ah...

Puis le silence. Cottet regardait son sous-main comme un poisson, l'air atterré.

—    M. Cottet, reprit alors Louis de son ton le plus calme et le plus appliqué, je crois qu'il vaudrait mieux, pour vous et pour votre société, nous expliquer tout cela, très tranquillement et très complètement... Prenez votre temps.

—    Oui, bien sûr, répondit Cottet.

Puis il leva vers eux un regard de naufragé.

—    Cette affaire ne s'est pas passée... comment dire... d'une manière tout à fait habituelle, voyez- vous... Pas très bien, non, répondit Louis.

—    Nous avons été contactés en avril dernier. La personne...

—     Qui?

Cottet leva les yeux vers Camille, son regard sembla se perdre un instant par la fenêtre pour y chercher une aide, un réconfort.

—     Haynal. Il s'appelait Haynal. Jean. Je crois...

—    Vous croyez?

—    C'est ça, Jean Haynal. Il s'intéressait à ce loft de Courbevoie. Pour tout vous dire, poursuivit Cottet en reprenant de l'assurance, ce programme n'est pas très facile à rentabiliser... Nous avons beaucoup investi et sur l'ensemble de la friche industrielle où nous avons déjà aménagé quatre programmes individuels, les résultats ne sont pas encore très convaincants. Oh, rien d'alarmant non plus, mais...

Ses circonlocutions agaçaient Camille.

—    En clair, vous en avez vendu combien? coupat-il.

—     Aucun.

Cottet le regardait fixement comme si ce mot « aucun » revenait, pour lui, à une condamnation à mort. Camille aurait parié que cette aventure immobilière les avait mis, lui et son entreprise, dans une situation très, très embarrassante.

—    Je vous en prie... l'encouragea Louis, poursuivez...

—    Ce monsieur ne désirait pas acheter, il voulait louer pour une durée de trois mois. Il disait représenter une entreprise de production cinématographique. J'ai refusé. C'est une chose que nous ne faisons pas. Trop de risques quant au recouvrement, trop de frais et pour trop peu de temps, vous comprenez. Et puis notre métier, c'est de vendre des programmes, pas de jouer les agences immobilières.

Cottet avait lâché cela d'un ton méprisant qui en disait long sur la difficulté de la situation qui l'avait contraint à se transformer lui-même en agent immobilier.

—    Je comprends, dit Louis.

—            Mais nous sommes soumis à la loi de la réalité, n'est-ce pas, ajouta-t-il comme si ce trait d'esprit montrait qu'il avait aussi de la culture. Et ce monsieur...

—    Payait en liquide ? demanda Louis.

—     Oui, en liquide, et...

—     Et il était prêt à payer cher, ajouta Camille.

—     Trois fois le prix du marché.

—     Comment était cet homme ?

—            Je ne sais pas, dit Cottet, je ne l'ai eu qu'au téléphone.

—     Sa voix? demanda Louis.

—    Voix claire.

—    Et ensuite ?

—            Il a demandé à visiter le loft. Il voulait faire des photos. Nous sommes convenus d'un rendez-vous. C'est moi qui suis allé sur place. Là, j'aurais dû me douter...

—    De quoi? demanda Louis.

—            Le photographe... Il n'avait pas l'air, comment dire... très professionnel. Il est venu avec une sorte de Polaroid. Il posait chaque photo qu'il faisait par terre, les unes à côté des autres, bien rangées, comme s'il craignait de les mélanger. Il consultait un papier avant chaque prise de vue, comme s'il suivait des instructions sans les comprendre. Je me suis dit que ce type était photographe comme moi je suis...

—    Agent immobilier? risqua Camille.

—     Si vous voulez, dit Cottet en le fusillant du regard.

—    Et vous pourriez le décrire? reprit Louis pour assurer une diversion.

—    Vaguement. Je ne suis pas resté longtemps sur place. Je n'avais rien à y faire, et perdre deux heures dans un local vide pour regarder un type prendre des photos... Je lui ai ouvert, je l'ai regardé un peu travailler et je suis parti. Quand il a eu terminé, il a remis les clés dans la boîte aux lettres, c'était un double, ça pouvait attendre.

—     Comment était-il ?

—     Moyen...

—     C'est-à-dire? insista Louis.

—    Moyen! s'emporta Cottet. Qu'est-ce que vous voulez que je vous dise, moi : taille moyenne... âge moyen... moyen, quoi !

Suivit alors un silence pendant lequel chacun des trois hommes sembla méditer sur la désespérante moyenne du monde.

—    Et le fait que ce photographe soit si peu professionnel, demanda Camille, vous a semblé une garantie de plus, n'est-ce pas?

—    Oui, je l'avoue, répondit Cottet. C'était payé en espèces, pas de contrat et je pensais qu'un film... enfin, pour... ce genre de film, nous n'aurions pas de problème avec le locataire.

Camille se leva le premier. Cottet les raccompagna jusqu'à l'ascenseur.

—    Vous devrez signer une déposition, bien sûr, lui expliqua Louis, comme s'il parlait à un enfant, vous pourriez être aussi amené à comparaître, alors...

Camille l'interrompit.

—    Alors, vous ne touchez à rien. Ni à vos livres, ni à quoi que ce soit. Avec le fisc, vous vous débrouillerez tout seul. Pour le moment nous avons deux filles coupées en morceaux. Alors, maintenant, même pour vous, c'est ça l'essentiel.

Cottet avait le regard perdu, comme s'il cherchait à mesurer des conséquences qu'il pressentait catastrophiques, et sa cravate bariolée jurait tout à coup comme une lavallière sur la poitrine d'un condamné à mort.

—    Vous avez des photographies, des plans? demanda Camille.

—    Nous avons réalisé une très belle plaquette de présentation... commença Cottet avec un large sourire de cadre commercial, mais il se rendit compte de l'incongruité de sa satisfaction et relégua aussitôt son sourire dans les pertes et profits.

—    Faites-moi parvenir tout ça au plus tôt, dit Camille en tendant sa carte.

Cottet la prit comme s'il craignait les brûlures.

En redescendant, Louis évoqua brièvement les « avantages » de la standardiste. Camille répondit qu'il n'avait rien remarqué.

7

Même avec deux équipes, l'Identité devrait passer une grande partie de la journée sur place. Le ballet inévitable des voitures, des motos et des camionnettes provoqua un premier attroupement en fin de matinée. C'était à se demander comment des gens avaient eu l'idée de venir jusque-là. Ça ressemblait à la montée des morts vivants dans un film de série B. La presse fut sur place une demi-heure plus tard. Evidemment pas de photos de l'intérieur, évidemment pas de déclaration, mais avec les premières fuites, sur le coup de 14 heures, le sentiment qu'il valait mieux dire quelque chose que laisser la presse livrée à elle-même. De son portable, Camille appela Le Guen et lui fit part de son inquiétude.

— Ici aussi, ça fait déjà du bruit... lâcha Le Guen.

Camille sortit de l'appartement avec une seule ambition : en dire le moins possible.

Pas tant de monde que ça, quelques dizaines de badauds, une petite dizaine de reporters et au premier coup d'œil aucune pointure, que des pigistes et des bouche-trous, l'occasion inespérée de désamorcer la situation et de gagner quelques jours précieux.

Camille avait deux bonnes raisons d'être connu et reconnu. Son savoir-faire lui avait apporté une solide réputation que son mètre quarante-cinq avait transformée en une petite notoriété. Quoiqu'il soit difficile à cadrer dans l'objectif, les journalistes se pressaient volontiers pour interroger ce petit homme à la voix sèche et tranchante. Ils le trouvaient peu loquace mais « carré ».

En certaines occasions, mince avantage au regard des inconvénients, son physique lui avait servi. À peine entrevu, on ne l'oubliait pas. Il avait déjà refusé plusieurs émissions de télévision, se sachant invité dans l'espoir de l'entendre prononcer la tirade délicieusement émotionnelle de celui qui a « magnifiquement surmonté le handicap ». Visiblement les animateurs salivaient en imaginant un reportage d'accroché montrant Camille dans sa voiture d'handicapé, toutes les commandes au volant mais gyrophare sur le toit. Camille ne voulait pas de tout ça et pas seulement parce qu'il détestait conduire. Sa hiérarchie lui en avait su gré. Une fois pourtant, une seule, il avait hésité. Un jour d'orage sombre. Avec de la colère. Un jour sans doute, où il avait fallu faire un trop long trajet en métro, sous des regards fuyants ou goguenards. On lui avait proposé une intervention sur France 3. Après le pathos habituel sur la prétendue mission d'intérêt public qu'il se devait d'incarner, son interlocuteur lui avait fait comprendre à mots couverts qu'il n'y perdrait pas, s'imaginant sans doute que le désir de célébrité taraudait la terre entière. Non, c'était le jour où il s'était cassé la gueule dans la baignoire. Jour de poisse pour les nains. Il avait dit d'accord, la hiérarchie avait fait semblant de consentir de bon cœur.

En arrivant aux studios, passablement déprimé de céder à ce qui n'était même plus une tentation, il avait dû emprunter l'ascenseur. La femme qui l'y avait rejoint, des bobines et des papiers plein les bras, lui avait demandé à quel étage il allait. Camille avait désigné, avec un regard fataliste, le bouton du quinzième, perché à une hauteur vertigineuse. Elle avait fait un très joli sourire mais, dans son effort pour atteindre le bouton, avait aussitôt lâché les bobines. Lorsque l'ascenseur était arrivé à destination, ils étaient encore à quatre pattes à ramasser les boîtiers ouverts et rassembler les papiers. Elle l'avait remercié.

— Quand je pose du papier peint, c'est pareil, l'avait rassuré Camille. Ça vire tout de suite au cauchemar...

La femme avait ri. Elle avait un beau rire.

Il avait épousé Irène six mois plus tard.

Les journalistes étaient pressés.

Il lâcha :

—    Deux victimes.

—     Qui?

—     On n'en sait rien. Des femmes. Jeunes...

—     Quel âge ?

—            Dans les vingt-cinq ans. C'est tout ce qu'on peut dire pour l'instant.

—            Les corps sortent quand? demanda un photographe.

—            Ça va venir, on est un peu en retard. Des problèmes techniques...

Un trou dans les questions, la bonne occasion pour s'engouffrer :

—            On ne dira pas grand-chose maintenant mais honnêtement rien de très exceptionnel. Nous n'avons pas beaucoup d'éléments, voilà tout. On devrait faire le point demain soir. D'ici là, il vaudrait mieux laisser les gars du labo travailler...

—            Et qu'est-ce qu'on dit? demanda un jeune gars blond au regard d'alcoolique.

—            On dit : deux femmes, on ne sait pas encore qui. On dit : tuées, il y a un jour ou deux, on ne sait pas par qui et on ne sait pas encore ni comment ni pourquoi.

—     C'est mince!

—     C'est ce que j'essaie de vous expliquer.

On pouvait difficilement en dire moins. Il y eut un instant de perplexité dans les rangs.

Et arriva, à cet instant précis, ce que Camille désirait le moins. La camionnette de l'Identité avait reculé mais n'avait pu s'approcher suffisamment de l'entrée

du loft à cause d'une jardinière en béton plantée là pour une raison très mystérieuse. Le chauffeur était alors descendu pour ouvrir largement les deux portes arrière et, dans la seconde qui suivit, deux autres types de l'Identité étaient sortis l'un derrière l'autre. L'attention, jusqu'alors distraite des reporters, céda soudain à un intérêt passionné lorsque la porte du loft laissa clairement apparaître un mur du salon couvert d'une immense gerbe de sang, jeté à la diable comme sur une toile de Pollock. Comme si cette vision avait encore besoin d'une confirmation, les deux types de l'Identité commencèrent à charger consciencieusement dans la camionnette des sacs plastique soigneusement fermés avec les étiquettes de l'Institut médico-légal.

Or, les journalistes sont un peu comme des employés de pompes funèbres, ils vous estiment la longueur d'un corps au premier coup d'œil. Et en voyant sortir les sacs, tout le monde devina que tout ça était en morceaux.

—     Merde ! lâcha le chœur des reporters.

Le temps pour le cordon de sécurité d'élargir le périmètre de sécurité, les photographes avaient mitraillé la première sortie. La petite meute se scinda spontanément en deux comme une cellule de cancer, les uns mitraillant la camionnette en hurlant : « Par ici ! » pour attirer le regard des macabres déménageurs et leur faire marquer un temps d'arrêt, les autres empoignant leurs téléphones portables pour appeler du renfort.

—     Et merde ! confirma Camille.

Un vrai travail d'amateur. À son tour, il sortit son portable et passa les inévitables coups de fil qui signaient son entrée dans l'œil du cyclone.

L'Identité avait bien travaillé. Deux fenêtres avaient été entrouvertes pour faire un courant d'air et les odeurs du matin s'étaient suffisamment dissipées pour que les mouchoirs et les gazes de chirurgie ne soient plus nécessaires.

Les lieux d'un crime sont parfois plus angoissants à ce stade qu'en présence des cadavres parce qu'il semble que la mort a frappé une seconde fois en les faisant disparaître.

Ici, c'était pire encore. N'étaient restés sur place que les laborantins, avec leurs appareils photo, leurs mètres électroniques, leurs pinces à épiler, flacons, sachets plastique, produits révélateurs et c'était maintenant comme s'il n'y avait jamais eu de corps ou que la mort leur avait refusé l'ultime dignité de s'incarner en quelque chose d'autrefois vivant. Les déménageurs avaient ramassé et emporté les bouts de doigts, les têtes, les ventres ouverts. Ne restaient que les traces de sang et de merde et, débarrassé de l'horreur nue, l'appartement prenait maintenant une tout autre allure. Et même, aux yeux de Camille, une allure sacrément bizarre. Louis regarda son patron avec prudence, lui trouvant un drôle d'air, comme s'il cherchait une solution de mots croisés, un grand pli sur le front, les sourcils tendus.

Louis avança dans la pièce, marcha jusqu'à la console TV et le bloc téléphone, Camille fit un tour dans la chambre. Ils déambulaient dans l'espace comme deux visiteurs dans un musée, curieux de découvrir ici ou là un nouveau détail passé jusqu'ici inaperçu. Un peu plus tard, ils se croisèrent dans la salle de bains, toujours pensifs. Louis alla inspecter la chambre à son tour, Camille regardait par la fenêtre pendant que les techniciens de l'Identité débranchaient les projecteurs, roulaient les plastiques et les câbles, fermaient une à une les mallettes et les caisses. A mesure qu'il déambulait dans le décor, Louis, l'esprit aiguisé par l'air préoccupé de Camille, faisait fonctionner ses neurones. Et peu à peu, il commença à arborer lui aussi un air plus sérieux encore que d'habitude, comme s'il effectuait mentalement une opération à huit chiffres.

Il retrouva Camille dans le salon. Au sol, était ouverte la valise trouvée dans la penderie (cuir beige, haute qualité, capitonnée à l'intérieur avec des coins métalliques comme les fly-cases), que les techniciens n'avaient pas encore embarquée. Elle contenait un costume, un chausse-pied, un rasoir électrique, un porte- billets, une montre de sport et une photocopieuse de poche.

Un technicien, qui avait dû sortir quelques instants, revint en annonçant à Camille :

—    Dure journée, Camille, la télé vient d'arriver...

Puis, suivant des yeux les larges traces de sang qui

sillonnaient la pièce, il ajouta :

—    Avec ça, tu vas avoir le 20 heures pendant quelque temps.

10

—    Une belle préméditation, dit Louis.

—    À mon sens, c'est plus compliqué que ça. Et pour tout dire, ça ne colle pas.

—    Ça ne colle pas ?

—    Non, dit Camille. Tout ce qui se trouve ici est quasiment neuf. Canapé, lit, tapisserie, tout. J'imagine mal qu'on fasse de telles dépenses dans le seul but de tourner un film porno. On prend du mobilier d'occasion. Ou on loue un appartement meublé. D'ailleurs, généralement on ne loue pas. On utilise ce qu'on trouve de gratuit.

—    Un snuff movie ? demanda Louis.

Le jeune homme désignait l'un de ces films pornographiques dans lesquels, à la fin, on tue réellement. Les femmes, bien sûr.

—    J'y ai pensé, dit Camille. Oui, possible...

Mais tous deux savaient que la vague de ces productions était maintenant passée. Et l'arrangement savant et coûteux qu'ils avaient sous les yeux correspondait mal à cette hypothèse.

Camille continua de déambuler en silence dans la pièce.

—    L'empreinte de doigt, là, sur le mur, est trop appliquée pour être involontaire, reprit-il.

—    On ne peut rien voir de l'extérieur, renchérit Louis. La porte était fermée, ainsi que les fenêtres. Le crime n'a été découvert par personne. En toute logique, c'est un des meurtriers qui nous a prévenus. C'est à la fois prémédité et revendiqué. Mais j'imagine mal un homme seul faire un pareil carnage...

—    Ça, on verra. Non, moi, dit Camille, ce qui m'intrigue le plus, c'est de savoir pourquoi il y a un message sur le répondeur.

Louis le fixa un moment, surpris de perdre le fil aussi vite.

—    Pourquoi? demanda-t-il.

—    Ce qui me chagrine, c'est qu'il y ait tout ce qu'il faut, téléphone, répondeur sauf l'essentiel : il n'y a pas de ligne...

—     Quoi?

Louis se leva d'un bond, tira le fil du téléphone puis le meuble. Seulement la prise électrique, le téléphone n'était relié à rien.

—           La préméditation n'est pas masquée. Rien n'a été fait pour la dissimuler. Au contraire, on dirait que tout est mis là en évidence... Ça fait beaucoup.

Camille fit de nouveau quelques pas dans la pièce, les mains dans les poches et se planta à nouveau devant la cartographie du génome.

—     Oui, conclut-il. Là, ça fait beaucoup.

11

Louis arriva le premier, suivi d'Armand. Et lorsque Maleval, qui terminait une conversation sur son portable, les rejoignit, toute l'équipe de Camille, que certains, par respect ou par dérision, appelaient la « brigade Verhœven », se retrouva au complet. Camille passa rapidement ses notes en revue puis regarda ses collaborateurs.

—    Votre avis... ?

Les trois hommes se regardèrent.

—           Il faudrait savoir d'abord combien ils sont, risqua Armand. Plus ils auront été nombreux, plus on a de chances de les retrouver.

—           Un seul type n'a pas pu faire un truc pareil tout seul, dit Maleval, c'est pas possible.

—       Pour en être certain, il faudra attendre les résultats de l'Identité et de l'autopsie. Louis, tu fais le point sur la location du loft.

Louis raconta brièvement leur visite à la SOGEFI. Camille en profita pour observer Armand et Maleval.

Les deux hommes étaient l'antithèse l'un de l'autre, l'un l'excès et l'autre le défaut. Jean-Claude Maleval avait 26 ans, un charme dont il abusait comme il abusait de tout, des nuits, des filles, du corps. Le genre d'homme qui ne s'économise pas. Il exhibait, d'un bout de l'année à l'autre, un visage épuisé. Quand il pensait à Maleval, Camille était toujours vaguement inquiet et se demandait si les turpitudes de son collaborateur nécessitaient beaucoup d'argent. Maleval avait le profil d'un futur ripou comme certains enfants ont l'air de futurs cancres dès la maternelle. En fait, il était difficile de savoir s'il dilapidait sa vie de célibataire comme d'autres leur héritage ou s'il était déjà sur la piste glissante des besoins excessifs. A deux reprises, au cours des derniers mois, il avait surpris Maleval en compagnie de Louis. A chaque fois, les deux hommes avaient semblé gênés, comme pris en faute et Camille était certain que Maleval tapait Louis. Régulièrement, peut-être pas. Il n'avait pas voulu s'en mêler et avait fait comme s'il ne remarquait rien.

Maleval fumait beaucoup de cigarettes blondes, jouissait d'une certaine chance aux courses et d'une prédilection marquée pour le Bowmore. Mais dans la liste de ses valeurs, c'étaient les femmes que Maleval plaçait au plus haut. C'est vrai que Maleval était beau. Grand, brun, un regard qui respirait l'astuce, et aujourd'hui encore le physique du champion de France junior de judo qu'il avait été.

Camille contempla un instant son antithèse, Armand. Pauvre Armand. Inspecteur à la Brigade criminelle depuis près de vingt ans, il y en avait bien dix-neuf et demi qu'il jouissait de la réputation du plus sordide radin que la police ait jamais hébergé. C'était un homme sans âge, long comme un jour sans pain, les traits creusés, maigre et inquiet. Tout ce qui pouvait définir Armand se situait du côté du manque. Cet homme était la pénurie incarnée. Son avarice n'avait pas le charme d'un trait de caractère. C'était une pathologie lourde, très lourde, indépassable et qui n'avait jamais amusé Camille. Au fond, Camille se foutait comme de l'an quarante de la pingrerie d'Armand mais après tant d'années à travailler avec lui, il souffrait toujours de voir le « pauvre Armand » conduit, malgré lui, à d'incroyables bassesses pour ne pas dépenser un centime et à des stratégies extraordinairement compliquées pour éviter seulement de payer une mauvaise tasse de café. Héritage peut-être de son propre handicap, Camille souffrait parfois de ces humiliations comme si elles étaient les siennes. Le plus pathétique était la réelle conscience qu'Armand avait de son état. Il en souffrait et de ce fait il était devenu un homme triste. Armand travaillait en silence. Armand travaillait bien. À sa manière, il était peut-être même le meilleur des seconds rôles de la Brigade criminelle. Son avarice avait fait de lui un policier méticuleux, pointilleux, scrupuleux, capable d'éplucher un annuaire téléphonique pendant des jours entiers, de planquer d'interminables heures dans une voiture au chauffage détraqué, d'interroger des rues entières, des professions entières, de retrouver, au sens propre du terme, une aiguille dans une meule de foin. Lui eût-on confié un puzzle d'un million de pièces, Armand n'aurait pas fait autre chose que de le prendre, de rentrer dans son bureau et de consacrer, dans leur scrupuleuse intégralité, ses heures de service à le reconstituer. Peu importait d'ailleurs la matière de sa recherche. Le sujet n'avait aucune importance.

Son obsession de l'accumulation excluait toute préférence. Elle avait souvent fait des merveilles et, si tout le monde s'accordait à trouver Armand insupportable au quotidien, on admettait sans hésitation que ce flic obstiné, ratisseur, avait quelque chose de plus que les autres, quelque chose d'intemporel qui montrait admirablement à quel point, menée à son extrême limite, une tâche sans intérêt peut confiner au génie. Après avoir usé d'à peu près toutes les blagues possibles sur son avarice, ses collègues avaient peu à peu renoncé à s'en moquer. Personne ne s'en amusait plus. Tout le monde était atterré.

— Bien, conclut Camille lorsque Louis eut terminé son exposé. En attendant les premiers éléments, on va prendre les choses comme elles viennent. Armand et Maleval, vous commencez à pister les indices matériels, tout ce qui a été trouvé sur place, la provenance des meubles, des objets, bibelots, vêtements, linge, etc. Louis, tu t'occupes de la bande vidéo, la revue américaine, bref, de tout ce qui est exotique, mais tu ne t'éloignes pas. Si quelque chose de nouveau intervient, Louis se charge de la communication. Des questions ?

Il n'y avait pas de questions. Ou il y en avait trop, ce qui revenait au même.

12

La police de Courbevoie avait été informée du crime le matin par un appel anonyme. Camille descendit en écouter l'enregistrement.

« Il y a eu meurtre. Rue Félix-Faure. Au 17. »

C'était assurément la même voix que celle du répondeur téléphonique, avec la même déformation, due sans doute au même appareil.

Camille passa les deux heures suivantes à remplir des formulaires, des constats, des questionnaires, à remplir les blancs du texte avec les inconnues de l'enquête en se demandant sans cesse à quoi tout ça rimait.

Soumis aux nécessités de la vie administrative, il se sentait souvent atteint d'une sorte de strabisme mental. De son œil droit, il renseignait des formulaires, se pliait aux exigences de la statistique locale et rédigeait, dans le style réglementaire, des PV et des rapports d'intervention tandis que sur la rétine de son œil gauche restaient collées des images de corps éteints jetés sur le sol, de plaies noires de sang coagulé, de visages ravagés par la douleur et la lutte désespérée pour rester vivant, l'ultime regard d'incompréhension devant l'évidence de la mort certaine, toujours surprenante.

Et parfois, tout cela se superposait. Camille surprit l'image de doigts de femmes coupés, disposés en corolle dans le logo de la Police judiciaire... Il posa ses lunettes sur le bureau et se massa lentement les sourcils.

13

Bergeret, le responsable de l'Identité, en bon militaire qu'il avait été, n'était pas homme à se précipiter ni, satisfait de son importance, à répondre aux urgences de quiconque. Mais sans doute Le Guen avait-il usé de son influence (combat de titans entre les deux hommes, deux inerties s'affrontant dans un corps à corps pathétique, comme dans un combat de sumos filmé au ralenti). Toujours est-il qu'en fin d'après-midi, Camille disposa des premiers éléments provenant de l'Identité.

Deux jeunes femmes, donc, entre 20 et 30 ans. Blondes toutes les deux. L'une, 1,65 m, 50 kg, une tache de vin au genou (intérieur gauche), bonne denture, forte poitrine, l'autre, à peu près la même taille, à peu près le même poids, aussi bonne denture, pas de signe particulier, assez forte poitrine également. Les deux victimes avaient pris un repas au cours des trois à cinq heures ayant précédé la mort : crudités, carpaccio, et vin rouge. L'une des victimes avait choisi des fraises au sucre, l'autre un sorbet au citron. Toutes deux avaient également bu du Champagne. Une bouteille de Moët Hennessy brut et deux coupes retrouvées sous le lit portaient leurs empreintes. C'est avec les doigts découpés et regroupés que la trace sanguinolente avait été faite sur le mur. La reconstitution du modus operandi, expression dont raffolent tous ceux qui n'ont jamais fait de latin, allait évidemment prendre davantage de temps. Dans quel ordre avaient-elles été découpées en morceaux, de quelle manière, et avec quoi ? Avait- il fallu un seul ou plusieurs hommes (ou femmes?), avaient-elles été violées, comment (ou avec quoi?). Autant d'inconnues dans cette équation macabre que Camille avait pour mission de résoudre.

Détail plus étrange : l'empreinte si nette d'un majeur, apposée sur le mur, n'était pas réelle mais réalisée avec un tampon encreur.

Camille n'avait jamais nourri de suspicion particulière à l'égard de l'informatique, mais certains jours il ne pouvait s'empêcher de penser que ces machines avaient vraiment une sale âme. À peine tombés les premiers éléments de l'Identité, l'ordinateur du fichier central lui en apporta une confirmation en lui donnant le choix entre une bonne et une mauvaise nouvelle. Pour la bonne nouvelle, il lui servait l'identité de l'une des deux victimes, retrouvée à partir de ses empreintes. Une certaine Évelyne Rouvray, 23 ans, demeurant à Bobigny, connue des services de police pour prostitution. Et pour la mauvaise, elle signait clairement le retour du refoulé et lui faisait revenir en pleine tête ce qu'il avait maladroitement tenté de chasser quelques minutes plus tôt. La fausse empreinte trouvée sur le mur correspondait à une autre affaire, remontant au 21 novembre 2001 et dont le dossier lui fut remonté aussitôt.

14

Le dossier, lui aussi, avait une sale âme. Sur ce point, tout le monde était d'accord. Seul un flic suicidaire aurait pu souhaiter être chargé de cette affaire qui avait déjà fait beaucoup trop parler d'elle. À l'époque, les reporters s'étaient livrés à des commentaires sans fin sur la fausse empreinte d'un doigt plongé dans l'encre noire apposée sur l'un des orteils de la victime. Pendant quelques semaines, la presse en avait véhiculé les détails sous divers labels. On avait parlé du « crime de Tremblay », de « la décharge tragique », la palme revenant, comme souvent, au Matin qui avait couvert l'affaire en évoquant « la jeune fille fauchée par la mort ».

Camille connaissait cette affaire comme tout le monde, ni plus ni moins, mais son aspect spectaculaire

lui fit penser que l'œil du cyclone avait brusquement réduit son diamètre.

La relance de l'affaire de Tremblay modifiait la donne. Si le type se mettait à découper des filles en morceaux aux quatre coins de la banlieue parisienne, on pouvait s'attendre à en découvrir de nouvelles jusqu'à ce qu'on l'arrête. A quel genre de client avait- on affaire? Camille décrocha son téléphone, appela Le Guen et lui fit part de la nouveauté.

—    Merde, lâcha sobrement Le Guen.

—    On peut dire ça, oui.

—    La presse va adorer.

—    Elle adore déjà, j'en suis sûr.

—     Comment « déjà » ?

—           Qu'est-ce que tu veux, expliqua Camille, cette Maison est une véritable passoire. Les pigistes étaient à Courbevoie une heure après nous...

—    Et... ? demanda Le Guen inquiet.

—           Et la télé dans la foulée, concéda Camille à regret.

Le Guen observa quelques secondes de silence que Camille mit aussitôt à profit.

—           Je veux un profil psychologique de ces types, demanda-t-il.

—            Pourquoi « ces types » ? Tu as plusieurs empreintes ?

—           Ce type, ces types... Qu'est-ce que j'en sais, moi !

—           D'accord. C'est le juge Deschamps qui a été saisi. Je vais l'appeler pour faire commettre un expert.

Camille, qui n'avait jamais travaillé avec ce juge, se souvenait, pour l'avoir parfois croisée, d'une femme d'une cinquantaine d'années, mince, élégante et d'une laideur extravagante. Le genre de femme qui défie toute description et qui aime les bijoux en or.

— L'autopsie a lieu demain matin. Si l'expert peut être désigné rapidement, je te l'envoie là-bas pour entendre les premières conclusions.

Camille remit à plus tard la lecture du dossier de Tremblay. Il le ramènerait à la maison. Pour l'heure, il valait mieux se concentrer sur le présent.

15

Dossier d'Evelyne Rouvray.

Née le 16 mars 1980 à Bobigny de Françoise Rouvray et de père inconnu. Sortie de collège après la classe de 3e. Pas d'emploi connu. Première trace en novembre 1996 : flagrant délit de prostitution en voiture à la Porte de la Chapelle. On retient l'atteinte aux mœurs mais pas la prostitution. La fille est encore mineure, c'est plus d'emmerdements qu'autre chose et de toute manière on est appelé à la revoir. Ce qui ne manque pas. Trois mois plus tard, rebelote, la petite Rouvray est ramassée à nouveau sur les boulevards des Maréchaux, à nouveau en voiture et dans la même position. Cette fois elle passe au tribunal, le juge sait qu'ils vont se retrouver régulièrement, cadeau de bienvenue de la justice française pour une petite délinquante qui va devenir grande, huit jours avec sursis. Curieusement, on perd sa trace dès ce moment. Le fait est assez rare. Généralement, la liste des arrestations pour délits mineurs s'allonge au fil des années, parfois au fil des mois si la fille est très active, qu'elle se drogue ou qu'elle attrape le sida, bref, qu'elle a besoin d'argent et qu'elle tapine du matin au soir. Rien de tout ça ici. Evelyne prend

ses huit jours avec sursis et disparaît des dossiers. Du moins, jusqu'à ce qu'on la retrouve en morceaux dans un loft de Courbevoie.

16

Dernière adresse connue : Bobigny, cité Marcel Cachin.

Une barre d'immeubles années 70, les portes défoncées, les boîtes aux lettres éventrées, les tags du sol au plafond, au troisième une porte avec un judas et à « Police, ouvrez ! », un visage ravagé, celui de la mère, déjà plus d'âge.

—     Madame Rouvray?

—           Nous voudrions vous parler de votre fille Évelyne.

—     Elle habite plus ici.

—     Où habitait... où habite-t-elle ?

—     J'en sais rien. Je suis pas la police.

—            Nous, si, et il vaudrait mieux nous aider... Évelyne a eu des ennuis, de gros ennuis.

Intriguée.

—     Quel genre d'ennuis?

—    Nous voudrions son adresse...

Hésitante. Camille et Louis sont toujours sur le palier, prudents. Et expérimentés.

—     C'est important...

—     Elle est chez José. Rue Fremontel.

La porte va se refermer.

—     José comment?

—     J'en sais rien. José, c'est tout.

Cette fois, Camille bloque la porte du pied. La mère ne veut rien savoir des ennuis de sa fille. D'autres chats à fouetter, manifestement.

—    Évelyne est morte, madame Rouvray.

À cet instant, métamorphose. La bouche s'arrondit, les yeux se remplissent de larmes, pas un cri, pas un soupir, seulement des larmes qui se mettent à couler et Camille soudain la trouve belle, inexplicablement, quelque chose du visage qu'avait ce matin la petite Alice, les bleus en moins, sauf à l'âme. Il regarde Louis, puis elle de nouveau. Elle tient toujours la porte, les yeux baissés vers le sol. Et pas un mot, pas une question, le silence et les larmes.

—    Il faudrait venir reconnaître le corps...

Elle n'écoute plus. Elle a relevé la tête. Elle fait signe qu'elle a compris et toujours pas un mot. La porte se referme très doucement. Camille et Louis sont contents d'avoir su rester sur le palier, déjà prêts à partir, déjà partis, semeurs de drames.

17

José, pour le Central, c'est José Riveiro. 24 ans. Carrière précoce, vols de voiture, violences, arrêté trois fois. Quelques mois de centrale pour participation au hold-up d'une bijouterie à Pantin. Sorti il y a six mois, n'a pas encore refait parler de lui. Avec un coup de chance, il n'est pas chez lui, avec un second coup de chance, il est en fuite et c'est leur homme. Ni Louis ni Camille n'y croient un instant. A voir son dossier, José Riveiro n'a pas le profil d'un tueur fou aux moyens

luxueux. D'ailleurs il est là, en jean et en chaussons, pas très grand, un beau visage sombre mais l'air inquiet.

—     Salut José. On ne se connaît pas encore.

Entre Camille et lui, c'est tout de suite l'affrontement. José est un vrai mec. Il regarde l'avorton comme s'il s'agissait d'une merde sur le trottoir.

Cette fois, ils sont entrés directement. José ne demande rien, il les laisse passer, sans doute en train de carburer à vingt mille tours sur toutes les raisons que peut avoir la police d'entrer chez lui comme ça sans prévenir. Et ça ne doit pas manquer. Le salon est très petit, organisé autour d'un canapé et d'une télévision. Deux bouteilles de bière vides sur une table basse, une horreur de tableau au mur et une odeur de chaussettes sales, plutôt le genre célibataire. Camille s'avance jusqu'à la chambre. Un vrai délire, des vêtements partout, d'homme, de femme, intérieur sinistre avec le couvre- lit en peluche fluo.

José s'est accoudé contre le chambranle de la porte, contracté, déjà têtu, la tête à ne rien vouloir dire et à se faire avoir dans les grandes largeurs.

—    Tu vis seul, José ?

—    Pourquoi vous demandez ça?

—           C'est nous qui posons les questions, José. Alors, seul?

—    Non. Il y a Evelyne. Mais elle est pas là.

—    Et qu'est-ce qu'elle fait Évelyne?

—    Elle cherche du travail.

—    Ah... Et elle n'en trouve pas, c'est ça?

—    Pas encore.

Louis ne dit rien, il attend de savoir quelle stratégie Camille va adopter. Mais Camille se sent pris d'une immense fatigue parce que tout ça est prévisible, écrit, et que dans ce métier, même les emmerdements deviennent une formalité. Il opte pour le plus rapide, histoire d'être débarrassé.

—    Et tu ne l'as pas vue depuis quand?

—    Elle est partie samedi.

—    Et ça lui arrive souvent de ne pas rentrer?

—    Bah non, justement, dit José.

Et à ce moment, José comprend qu'ils en savent plus que lui, que le pire n'est pas encore arrivé et que ça ne saurait tarder. Il regarde Louis puis Camille, un regard devant lui, un autre vers le bas. Soudain, Camille n'est plus un nain. Il est l'abominable figure de la fatalité, sans compter les conséquences.

—    Vous savez où elle est... dit José.

—       Elle a été tuée, José. On l'a retrouvée ce matin dans un appartement à Courbevoie.

Ce n'est qu'à cet instant qu'ils ont compris que le petit José aurait une vraie peine. Qu'Evelyne, du temps où elle était entière, vivait là avec lui et que toute putain qu'elle était, il y tenait, que c'est là qu'elle dormait, là, avec lui et Camille regarde son visage effondré, marqué par une incompréhension totale et l'écrasement des vraies catastrophes.

—    Qui a fait ça? demande José.

—       On n'en sait rien. C'est justement pour ça qu'on est là, José. On voudrait savoir ce qu'elle faisait là-bas.

José fait « non » de la tête. Il n'en sait rien. Une heure plus tard, Camille sait tout ce qu'il y a à savoir sur José, Évelyne et leur petite entreprise privée qui a conduit cette fille pourtant maligne à aller se faire couper en morceaux par un dingue anonyme.

Évelyne Rouvray n'avait pas les deux pieds dans le même sabot. Arrêtée une première fois, elle comprend très vite qu'elle est déjà sur la pente savonneuse et que sa vie va dégénérer à la vitesse grand V, il suffit de regarder sa mère. Point de vue dope, elle se limite à une consommation élevée mais vivable, gagne sa vie Porte de la Chapelle et envoie se faire foutre tous ceux qui proposent de payer le double si on se passe de préservatif. Quelques semaines après sa condamnation, José arrive dans sa vie. Ils s'installent rue Fremontel et s'abonnent à Wanadoo. Évelyne passe deux heures par jour à recruter des clients, se rend sur place, c'est toujours José qui l'emmène et qui l'attend. Il joue au flipper dans le café le plus proche. Pas réellement mac, José. Dans cette histoire-là, il sait qu'il n'est pas la tête, la tête c'est Évelyne, organisée, prudente. Jusqu'ici. Beaucoup de clients la reçoivent à l'hôtel. C'est ce qui s'est passé la semaine précédente. Un client l'a reçue dans un Mercure. En ressortant, elle a dit très peu de choses sur le type, pas vicieux, plutôt sympa, du fric. Et justement Evelyne est ressortie avec une proposition. Une partie à trois pour le surlendemain, à elle de trouver une partenaire. La seule exigence du type c'est qu'elles soient à peu près de la même taille, à peu près du même âge. Il veut des gros seins, c'est tout. Alors Évelyne appelle Josiane Debeuf, une fille rencontrée Porte de la Chapelle, c'est pour la nuit, le type sera tout seul et il propose une belle pincée de fric, l'équivalent de deux jours de boulot et sans aucun frais. Il a donné l'adresse de Courbevoie. C'est José qui les conduit toutes les deux. Ils arrivent dans cette banlieue déserte et s'inquiètent un peu. Pour le cas où l'affaire ne serait pas nette, ils conviennent que José restera dans la voiture jusqu'à ce que l'une des filles lui fasse signe que tout va bien. Il est donc dans sa voiture à quelques dizaines de mètres, quand le client leur ouvre la porte. Avec l'éclairage qui vient de l'intérieur, il ne distingue que sa silhouette. L'homme a serré la main des deux filles. José est resté vingt minutes dans sa voiture, jusqu'à ce qu'Évelyne vienne jusqu'à la fenêtre et lui fasse le signe comme convenu. José n'est pas mécontent de repartir, il a prévu de regarder le match du PSG sur Canal Plus.

Lorsqu'ils quittèrent l'appartement de José Riveiro, Camille chargea Louis de rassembler les premiers éléments sur la seconde victime, Josiane Debeuf, 21 ans. La piste ne devait pas être difficile à remonter. Il est bien rare que les occasionnelles des boulevards extérieurs soient inconnues de la police.

19

En retrouvant Irène bien entière, à demi allongée sur le canapé, face à la télévision, les deux mains posées sur son ventre, un beau sourire sur les lèvres, Camille se rendit compte qu'il avait, depuis le matin, des morceaux de femmes plein la tête.

—    Ça ne va pas... ? lâcha-t-elle en le voyant rentrer avec son gros dossier sous le bras.

—     Si... très bien.

Pour faire diversion, il posa une main sur son ventre en demandant :

—    Alors, ça bouge bien, là-dedans ?

Il avait à peine achevé sa phrase que le journal de 20 heures s'ouvrait sur l'image d'une camionnette de l'Identité judiciaire quittant au ralenti la rue Félix- Faure de Courbevoie.

À l'heure où ils étaient arrivés, les cameramen n'avaient évidemment plus eu grand-chose à se mettre sous la dent. Les images montraient sous toutes les coutures l'entrée du loft, portes fermées, quelques allées et venues des derniers techniciens de l'Identité, un gros plan des fenêtres elles aussi fermées. Le commentaire était débité d'une voix grave, comme à l'heure des grandes catastrophes. Ce seul indice suffisait à Camille pour savoir que la presse comptait fermement sur ce fait divers et qu'elle ne le lâcherait pas sans une solide raison. Il espéra un instant qu'un ministre soit rapidement mis en examen.

L'apparition des sacs plastique faisait l'objet d'un traitement de faveur. On n'a pas tous les jours autant de sacs plastique. Le commentaire soulignait le peu qu'on savait du « terrible drame de Courbevoie ».

Irène ne disait rien. Elle regardait son mari qui venait d'apparaître sur l'écran. En sortant du loft en fin de journée, Camille s'était contenté de répéter ce qu'il avait dit quelques heures plus tôt. Mais cette fois, il y avait de l'image. Au milieu d'un cercle de micros tendus à bout de perche il avait été filmé en plongée directe, comme pour souligner l'incongruité de la situation. Par bonheur, le sujet était arrivé assez tard dans les rédactions.

—    Ils n'ont pas eu beaucoup de temps pour le montage, commenta Irène en professionnelle.

Les images confirmaient son diagnostic. Le résumé de Camille était discontinu. On n'avait retenu que le meilleur.

Deux jeunes femmes, dont nous ne connaissons pas encore l'identité, ont été tuées. Il s'agit d'un crime... particulièrement sauvage. (« Qu'est-ce que je suis allé dire un truc pareil ! » se demanda Camille.) L'enquête a été confiée au juge Deschamps. C'est tout ce qu'on peut dire pour le moment. Il faut nous laisser travailler...

—    Mon pauvre amour... dit Irène à la fin du sujet.

Après dîner, Camille fit mine de s'intéresser au programme de la télévision mais préféra feuilleter une revue ou deux, puis il sortit quelques papiers du secrétaire qu'il parcourut, le stylo en main, jusqu'à ce qu'Irène lui dise :

—    Tu ferais mieux d'aller travailler un peu. Ça te détendrait...

Irène souriait.

—    Tu vas te coucher tard? demanda-t-elle.

—    Non, protesta Camille. Je jette juste un œil là- dessus et j'arrive.

20

Il était 23 heures lorsque Camille posa sur son bureau le dossier «01/12587 ». Dossier épais. Il retira ses lunettes et se massa lentement les paupières. Il aimait bien ce geste. Lui qui avait toujours eu une excellente vue s'était parfois impatienté du moment où il pourrait, lui aussi, l'accomplir. Il y avait deux gestes, en fait. Le premier consistait, d'un mouvement ample, à retirer les lunettes de la main droite en tournant légèrement la tête pour accompagner le geste, pour l'envelopper en quelque sorte. Dans le second, qui en était une version affinée, il y avait, en plus, un sourire un peu énigma- tique et, dans les cas parfaits, les lunettes passaient, avec une discrète maladresse, dans la main gauche afin que l'autre puisse se tendre vers le visiteur pour lequel ce geste était accompli comme une offrande esthétique au plaisir de le retrouver. Dans le second geste on retirait les lunettes de la main gauche, en fermant les paupières, on posait les lunettes à portée de main puis on se massait l'arête du nez avec le pouce et le majeur, l'index restant posé sur le front. Dans cette version-là, les yeux restaient fermés. On était censé rechercher dans ce geste une détente après un effort ou une trop longue période de concentration (on pouvait aussi l'accompagner d'un profond soupir si l'on voulait). C'était un geste d'intellectuel légèrement, très légèrement vieillissant.

Une longue habitude des rapports, comptes rendus et procès-verbaux de toutes sortes lui avait appris à naviguer rapidement dans les dossiers volumineux.

L'affaire avait débuté par un coup de téléphone anonyme. Camille rechercha le procès-verbal : « Il y a eu meurtre à Tremblay-en-France. La décharge de la rue Garnier ». Décidément, le meurtrier avait sa méthode. C'est fou ce qu'on prend vite des habitudes.

Cette répétition avait évidemment autant de sens que les phrases elles-mêmes. La formule choisie était simple, étudiée, exactement informative. Elle disait clairement qu'il n'y avait ni émoi ni panique, pas le moindre affect. Et la répétition à l'identique de la même formule ne devait rien au hasard. Elle en disait même long sur la maîtrise, réelle ou supposée, du meurtrier se faisant le messager de ses propres crimes.

La victime avait rapidement été identifiée comme Manuela Constanza, jeune prostituée de 24 ans, d'origine espagnole, qui effectuait ses passes dans un hôtel pourri à l'angle de la rue Blondel. Son souteneur, Henri Lambert, dit le gros Lambert - 51 ans, dix-sept arrestations, quatre condamnations dont deux pour proxénétisme aggravé -, avait immédiatement été placé en garde à vue. Le gros Lambert fit rapidement son calcul et préféra avouer sa participation, le 21 novembre 2001, au cambriolage d'un centre commercial de Toulouse, ce qui lui valut une condamnation à huit mois fermes mais lui évita une accusation de meurtre. Camille poursuivit sa lecture du dossier.

Des clichés noir et blanc, d'une stupéfiante précision. Et tout de suite ça : un corps de jeune femme sectionné en deux à la hauteur de la taille.

— C'est pas vrai... lâche Camille. Qu'est-ce que c'est que ce type...

Première photo : un demi-corps est nu, le bas. Les jambes largement ouvertes. Sur la cuisse gauche toute une portion de chair a été arrachée et une large cicatrice, déjà noire, révèle une blessure profonde allant de la taille jusqu'au sexe. A leur position, on devine que les deux jambes ont été brisées à hauteur des genoux. L'agrandissement de la photo d'un orteil montre l'empreinte appliquée d'un doigt à l'aide d'un tampon encreur. La signature. La même que sur le mur du loft de Courbevoie.

Deuxième photo : le demi-corps du haut. Les seins sont criblés de brûlures de cigarettes. Le sein droit a été sectionné. Il ne tient plus au reste du corps que par quelques lambeaux de chair et de peau. Le sein gauche est lacéré au bout. Sur chaque sein, les blessures sont profondes, elles vont jusqu'aux os. Visiblement, la jeune femme a été attachée. On constate encore la marque profonde, comme des brûlures, causée sans doute par des cordes d'un diamètre respectable.

Troisième photo. Gros plan de la tête. L'horreur. Le visage est résumé à une plaie. Le nez a été profondément enfoncé dans la tête. La bouche a été agrandie au rasoir d'une oreille à l'autre. Le visage semble vous regarder en grimaçant un sourire hideux. Toutes les dents ont été cassées. Ne reste plus que cette parodie de sourire. Insupportable. La jeune femme avait des cheveux très noirs, de cette couleur dont les écrivains disent « un noir de jais ».

Camille a le souffle court. Une nausée l'envahit. Il lève les yeux, regarde la pièce et se penche de nouveau sur cette photo. Il ressent, vis-à-vis de cette jeune fille coupée en deux, une certaine familiarité. Il se souvient d'une expression d'un journaliste : « Ce rictus est l'atrocité ultime. » Les deux entailles au rasoir prennent leur source exactement aux commissures des lèvres et montent en arrondi jusqu'au-dessous des lobes des oreilles.

Camille reposa les photos, ouvrit la fenêtre et regarda quelques instants la rue et les toits. Ce crime de Tremblay-en-France remontait à dix-huit mois mais rien ne prouvait qu'il fut le premier. Ni le dernier. La question pourrait bien être maintenant de savoir combien on allait en retrouver. Camille balançait entre le soulagement et l'inquiétude.

Techniquement, il y avait quelque chose de rassurant dans la manière dont les victimes avaient été exécutées. Elle correspondait à un profil de psychopathe assez connu, ce qui constituait un avantage pour l'enquête. L'aspect inquiétant tenait à l'environnement du crime de Courbevoie. Au-delà de la préméditation, trop d'éléments révélaient des incohérences, objets luxueux abandonnés sur place, décorum étrange, marque d'exotisme américain, téléphone sans ligne... Il se mit à fouiller dans les rapports d'enquête. Une heure plus tard, son inquiétude avait trouvé de quoi s'épanouir. Le crime de Tremblay-en-France, lui aussi, était marqué de nombreuses zones d'ombre dont il commença à dresser mentalement la liste.

Les faits curieux là non plus ne manquaient pas. D'abord la victime, Manuela Constanza, avait les cheveux étonnamment propres. Un rapport d'expertise soulignait qu'ils avaient été lavés à l'aide d'un shampooing courant parfumé à la pomme quelques heures avant la découverte du crime, vraisemblablement après la mort de la jeune fille qui remontait à environ huit heures. On imaginait mal un assassin défigurer une jeune fille, lui couper le corps en deux et se donner le mal de lui laver les cheveux... Plusieurs viscères avaient curieusement disparu. On ne trouvait trace ni d'intestins, ni de foie, ni d'estomac, ni de vésicule biliaire. Là encore, pensait Camille, l'aspect sans doute fétichiste de l'assassin conservant de tels trophées correspondait mal au profil du psychopathe qui semblait apparaître au premier coup d'œil. Il faudrait en tout cas attendre le lendemain le résultat de l'autopsie pour savoir si, là aussi, des viscères manquaient à l'appel.

Indiscutablement, les deux victimes de Courbevoie et celle de Tremblay avaient connu le même homme, la présence de la fausse empreinte ne laissait aucun doute à ce sujet.

Fait dissemblable : sur la victime de Tremblay, pas la moindre trace de viol. Le rapport d'autopsie faisait bien état de rapports sexuels consentants dans les huit jours précédant la mort mais les traces de sperme ne permettaient évidemment pas de savoir s'il s'agissait de rapports avec le meurtrier.

La victime de Tremblay-en-France avait bien reçu quelques coups de fouet, ce qui semblait rapprocher les deux crimes, mais le rapport mentionnait ces coups comme « bénins », du genre de ceux que des couples fétichistes peuvent échanger sans grande conséquence.

Trait commun : la jeune fille avait été tuée d'une manière que plusieurs rapports qualifiaient de « brutale » (ses jambes avaient été brisées avec quelque chose comme une batte de base-bail, la torture qu'elle avait subie pouvait avoir duré près de quarante-huit heures, le corps avait été découpé à l'aide d'un couteau de boucher) mais l'application que le meurtrier semblait avoir mise à vider le corps de son sang, à le laver à grande eau et à le rendre à la société propre comme un sou neuf n'avait rien à voir avec la complaisance morbide avec laquelle celui de Courbevoie avait étalé du sang sur les murs, prenant un plaisir évident à le voir et à le faire couler.

Camille reprit les photos. Décidément, personne ne pourrait jamais s'habituer à ce sourire hideux qui rappelait pourtant, à l'évidence, la tête clouée au mur dans l'appartement de Courbevoie...

Tard dans la nuit, Camille fut pris d'un vertige de fatigue. Il referma le dossier, éteignit la lumière et rejoignit Irène.

Vers 2 h 30 du matin, il ne dormait toujours pas. Pensivement, il caressait le ventre d'Irène de sa petite main ronde. Un miracle, le ventre d'Irène. Il veillait sur le sommeil de cette femme dont l'odeur le remplissait, comme elle semblait remplir la pièce et sa vie tout entière. L'amour était si simple, parfois.

Parfois, comme cette nuit, il la regardait et l'affreux sentiment du miracle l'étreignait. Il trouvait Irène incroyablement belle. L'était-elle réellement? Il s'était posé la question à deux reprises.

La première fois lorsqu'ils avaient dîné ensemble, trois ans plus tôt. Irène portait ce soir-là une robe bleu nuit, fermée par une série de boutons du haut en bas, le genre de robe que les hommes s'imaginent tout de suite en train de déboutonner et que les femmes portent exactement pour ça. Sur son décolleté un simple bijou en or.

Il s'était souvenu d'une phrase lue il y a longtemps, qui parlait de la « ridicule prévention des hommes sur la retenue des blondes ». Irène avait un air sensuel qui démentait ce jugement. Irène était-elle belle? Réponse « oui ».

La seconde fois qu'il s'était posé la question, c'était sept mois plus tôt : Irène portait la même robe, seul le bijou avait changé, elle portait maintenant celui que Camille lui avait offert le jour de leur mariage. Elle était maquillée.

—     Tu sors... avait demandé Camille en arrivant.

En fait, ça n'était pas une question, plutôt une sorte

de constat interrogatif, un mélange à sa manière, hérité du temps où il pensait qu'Irène et lui étaient une de ces parenthèses comme la vie a parfois le bon goût de vous en offrir et la lucidité de vous les retirer.

—    Non, répondit-elle, je ne sors pas.

Son travail aux studios de montage lui laissait peu de temps pour préparer les repas. Quant à Camille, ses horaires étaient indexés sur la misère du monde, il arrivait tard et repartait tôt.

Ce soir-là, pourtant, la table était dressée. Camille respira en fermant les yeux. Sauce bordelaise. Elle se baissa pour l'embrasser. Camille sourit.

—    Vous êtes bien belle, madame Verhœven, dit-il en approchant sa main de sa poitrine.

—    L'apéritif d'abord, avait répondu Irène en esquivant.

—           Évidemment. Qu'est-ce qu'on fête? demanda Camille en se hissant sur le canapé.

—    Une nouvelle.

—    Une nouvelle quoi ?

—    Une nouvelle tout court.

Irène s'assit près de lui et lui prit la main.

—           A priori, ça sent plutôt la bonne nouvelle, dit Camille.

—    J'espère.

—     Pas sûre ?

—            Pas certaine. J'aurais préféré que la nouvelle arrive un jour où tu serais moins soucieux.

—            Non, je suis seulement fatigué, avait protesté Camille en lui caressant la main pour s'excuser. J'ai besoin de sommeil.

—           La bonne nouvelle c'est que moi je ne suis pas fatiguée et que j'irais bien me coucher aussi.

Camille sourit. La journée avait été marquée par des coups de couteau, des arrestations mouvementées, des hurlements dans les locaux de la Brigade, une vraie plaie du monde, grande ouverte.

Mais Irène avait l'art de la transition. Elle était du genre à donner confiance, à savoir ménager des diversions. Elle parla du studio, du film en cours (« une connerie, tu n'imagines pas... »). La conversation, la chaleur de l'appartement, la fatigue de la journée qui s'éloignait. Camille sentit monter en lui un bien-être à la limite de la torpeur. Il n'écoutait plus. Sa voix lui suffisait. La voix d'Irène.

—     Bon, dit-elle. On va manger.

Elle allait pour se lever lorsqu'il sembla lui revenir quelque chose à l'esprit.

—            Tout de suite, pendant que j'y pense, deux choses. Non, trois.

—    Allez, dit Camille en terminant son verre.

—    On dîne chez Françoise le 13. Possible, pas possible?

—    Possible, dit Camille après un court temps de réflexion.

—    Bien. Deuxième chose. Je dois faire les comptes, donne-moi tout de suite tes relevés de carte bleue.

Camille descendit du canapé, sortit son portefeuille de sa sacoche, fouilla et retira un paquet de tickets froissés.

—    Ne fais tout de même pas les comptes ce soir, ajouta-t-il en posant le paquet sur la table basse. La journée a déjà été difficile.

—    Évidemment, dit Irène en se dirigeant vers la cuisine. Allez, à table.

—    Tu avais dit trois choses ?

Irène s'arrêta, se retourna, fit mine de chercher.

—    Ah oui ! Finalement... Papa, ça te plairait?

Irène était debout près de la porte de la cuisine.

Camille la regarda stupidement. Par réflexe, son regard descendit sur son ventre, pourtant parfaitement plat, remonta jusqu'à son visage. Il vit ses yeux qui riaient. L'idée d'un enfant avait fait l'objet de longs palabres entre eux. Un vrai désaccord. Camille avait d'abord joué la montre, Irène avait opté pour l'entêtement. Camille s'était replié prudemment du côté de la génétique, Irène avait contourné l'obstacle par un bilan approfondi. Camille avait alors sorti son atout : le refus. Irène avait abattu le sien : j'ai trente ans. La messe était dite. Et maintenant la partie était jouée. Alors il se demanda pour la seconde fois si Irène était belle. Réponse « oui ». Il eut l'absurde sentiment qu'il ne se poserait plus jamais la question. Et pour la première fois depuis le Moyen Âge, il sentit des larmes monter, un vrai chagrin de bonheur, quelque chose comme l'existence qui vous explose à la figure.

21

Maintenant il était là, dans le lit, une main lourdement posée sur son ventre plein. Et sous sa main, il sentit un coup, brutal et cotonneux. Parfaitement réveillé, sans bouger le moindre muscle, il attendit. Irène, dans son sommeil, poussa un petit grognement. Une minute passa, puis une deuxième. Patient comme un chat, Camille guettait et un second coup arriva, juste sous sa main, quelque chose de différent, une sorte de roulement feutré, comme une caresse. C'était comme d'habitude. Il ne pouvait rien se dire d'autre que cette heureuse stupidité que ça bougeait, comme si dans sa vie même tout s'était soudain mis à bouger. La vie était là. Un court instant pourtant, une tête de jeune fille clouée au mur vint s'interposer. Il la chassa et tenta de se concentrer sur le ventre d'Irène, tout le bonheur du monde, mais le mal était fait.

La réalité maintenant avait gagné le rêve, et les images se mirent à défiler, lentement d'abord. Un bébé, le ventre d'Irène, puis un cri de nourrisson d'une présence presque palpable. La machine prit un rythme accéléré, le beau visage d'Irène quand elle faisait l'amour, et ses mains, puis des doigts coupés, les yeux d'Irène, et l'affreux sourire d'une autre femme, un sourire ouvert d'une oreille à l'autre... La bande-annonce devenait folle.

Camille se sentait d'une lucidité stupéfiante. Entre la vie et lui, il y avait un vieux différend. Il pensa soudain que ces deux filles coupées en morceaux transformaient, inexplicablement, le différend en contentieux. Des filles comme celle qu'il caressait en ce moment, avec, elles aussi, deux fesses rondes et blanches, de la chair ferme de jeune femme, avec, elles aussi, un visage comme celui-ci, de nageuse à l'envers à l'instant du sommeil, une respiration lourde et lente, un léger ronflement, des apnées inquiétantes pour l'homme qui les aime et les regarde dormir, et des cheveux comme ceux-là qui bouclent sur une nuque bouleversante. Ces filles étaient exactement comme cette femme, celle qu'il aimait aujourd'hui. Et elles étaient arrivées un beau jour, quoi, invitées? Recrutées? Forcées? Enlevées? Payées ? Toujours est-il qu'elles s'étaient fait découper, tronçonner par des types qui avaient seulement envie de découper en morceaux des filles aux fesses blanches et onctueuses, et qu'aucun d'eux n'avait été ému par un seul de leurs regards suppliants lorsqu'elles avaient compris qu'elles allaient mourir, que même ces regards les avaient peut-être excités et que ces filles faites pour l'amour, pour la vie, étaient venues mourir, on ne savait même pas comment, dans cet appartement-là, dans cette ville-là, dans ce siècle-ci où lui, Camille Verhœven, flic tout ce qu'il y avait de plus ordinaire, gnome de la PJ, petit troll prétentieux et amoureux, où lui, Camille, caressait le ventre sublime d'une femme qui était toujours la nouveauté absolue, le vrai miracle du monde. Quelque chose n'allait pas. En un dernier éclair épuisé, il se vit consacrer toute son énergie à ces deux buts absolument ultimes, définitifs, premièrement aimer autant qu'il était possible ce corps qu'il caressait là, et dont allait venir le plus inattendu des cadeaux, deuxièmement chercher, traquer, trouver ceux qui avaient bousillé ces filles, les avaient baisées, violées, tuées, découpées en morceaux et étalées sur les murs.

Juste avant de s'endormir Camille eut le temps d'émettre un dernier doute :

— Je suis vraiment fatigué.

 

Mardi 8 avril 2003

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